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Une Première ministre française au passé douloureux

PARIS — Par une soirée pluvieuse de décembre dernier, la Première ministre Élisabeth Borne est assise dans un centre d’hébergement d’urgence de la Croix-Rouge en compagnie de jeunes femmes qu’elle écoute lui confier leurs parcours marqués par la pauvreté, les foyers brisés et les difficultés scolaires.

Ses questions à chacune d’elles, percutantes, sont posées d’un sourire rassurant. Mais ce qu’elle ne dit pas, c’est qu’elle comprend ces femmes plus qu’il n’y paraît.

La jeunesse d’Élisabeth Borne fut marquée de traumatismes. Son père, rescapé du tristement célèbre camp nazi d’Auschwitz-Birkenau où des millions de juifs furent assassinés, se suicida alors qu’elle avait 11 ans. Il laissa derrière lui une entreprise en faillite et une épouse réduite à l’ombre d’elle-même. Sa fille devint pupille de la nation et quitta le foyer familial à l’âge de 16 ans.

Désormais la seconde femme à accéder au poste de cheffe du gouvernement et ainsi bras droit d’Emmanuel Macron, Mme Borne se retrouve en première ligne pour défendre un projet présidentiel impopulaire de réforme du système de retraite qui fait descendre dans les rues des millions de manifestants.

Pour une personnalité politique américaine, le passé douloureux et la trajectoire remarquable de Mme Borne seraient des arguments de campagne évidents, un thème incontournable de ses discours et de ses toasts. Mais la Première ministre de 61 ans évoque rarement sa propre histoire — même lors d’une visite à un centre pour femmes en détresse, où cela ne semblerait pas inapproprié.

Cette discrétion s’explique en partie par la séparation stricte des sphères publiques et privées dans la politique française. Sans compter qu’avant que M. Macron ne la tire d’une relative obscurité l’an passé pour la nommer à la tête du gouvernement, elle s’était forgé une carrière de technocrate travailleuse et compétente.

Ce n’est qu’au moment où elle s’est lancée dans sa première campagne électorale — briguant un siège à l’Assemblée nationale — que les électeurs auraient pu s’interroger sur sa vie privée.

Place de la République à Paris. Élue pour la première fois l’été dernier, Élisabeth Borne a surpris ceux qui ne voyaient en elle qu’une simple technocrate.Credit…Sergey Ponomarev pour The New York Times

Il y a encore beaucoup d’aspects de sa propre histoire qu’elle ne connaît pas elle-même. Il lui arrive d’en apprendre de nouveaux au détour d’une enquête journalistique, confie-t-elle lors d’un entretien sous les dorures de son bureau, peu avant sa visite au centre de la Croix-Rouge. Ses amis mêmes conviennent qu’elle se confie rarement sur ce passé traumatisant, tant elle l’a enfoui profondément .

“C’est une histoire personnelle qui est assez douloureuse,” reconnaît Mme Borne.

Mais, ajoute-t-elle, “c’est aussi une histoire qui me donne une force — une force énorme.”

Lorsqu’elle l’évoque, ce n’est pas par le prisme de l’individu ayant persévéré seul malgré l’adversité, mais plutôt celui du collectif, en soulignant que son parcours incarne les idéaux français de protection sociale et de méritocratie.

“La France est un pays extraordinaire,” dit-elle entre deux bouffées de son inséparable cigarette électronique. “C’est quelque chose qui me tient énormément à cœur, parce que pour le coup, je pense que dans la société française, il y a beaucoup de déterminisme social et quelque part mon expérience à moi, c’est aussi de montrer qu’on peut y arriver.”

Mme Borne est la cadette de deux filles nées au sein d’une famille parisienne et prospère.

Son père, Joseph Borne, était l’un de quatre frères d’une famille juive ayant fui la Belgique vers la France en 1939. En 1943, il est arrêté par la Gestapo à Grenoble où il a rejoint un réseau de résistance juif. À Auschwitz, son père et son frère cadet sont envoyés dans les chambres à gaz tandis que Joseph et son frère aîné sont forcés de travailler dans une usine de carburant synthétique.

Sur le quai de la gare d’Orsay, à leur retour à Paris en avril 1945, ils sont accueillis par Marguerite Lescène, la future mère d’Élisabeth, une volontaire scoute qui aide les déportés de retour des camps. Elle ramènera les deux frères dans son village de Normandie où sa famille les aidera à se reconstruire.

Le président Emmanuel Macron et Mme Borne lors du défilé militaire du 14 Juillet 2022. Credit…Pool photo par Sarah Meyssonnier

Deux lettres de Joseph Bornstein publiées dans un hebdomadaire français peu après son retour évoquent les horreurs qu’il a vécues là-bas. Il y décrit un responsable nazi tuant des bébés à coups de hache. Il y relate la marche de la mort, vers la fin de la guerre, où ceux qui s’effondraient d’épuisement étaient exécutés sur place et les survivants entassés dans des wagons.

“J’étais couché sur trois de mes amis qui venaient de mourir,” écrit le père de Mme Borne.

Plus tard, quelqu’un l’a accusé d’avoir tout inventé, se rappelle Anne-Marie Borne, soeur aînée d’Élisabeth. “Du coup, il s’est fermé complètement, il n’en parlait plus.”

La mère d’Élisabeth Borne, une pharmacienne dont la famille possédait plusieurs entreprises dans le domaine médical, prit la tête du laboratoire pharmaceutique familial. Son mari dirigeait une entreprise de produits en caoutchouc.

D’après Anne-Marie, Joseph Borne ne gardait aucune amertume de ses années de guerre. Il avait même engagé une Allemande comme jeune fille au pair. Mais il redoutait de s’endormir, car les souvenirs d’Auschwitz le submergeaient‌ dans son sommeil. Il tomba en dépression alors que son entreprise commençait à battre de l’aile.

En 1972, il se jeta par une fenêtre. D’enfant insouciante, Mme Borne se mua en étudiante acharnée.

“Vous êtes plongée dans un monde absurde,” dit-elle. Les mathématiqes furent sa thérapie .

“Ça a un côté très rassurant, très reposant, de se dire qu’il y a des choses qu’on maîtrise,” analyse-t-elle. “Il suffit de s’accrocher, de réfléchir, on trouve la solution à l’équation.”

Le foyer familial passe de l’aisance aux difficultés financières. Leur mère, brisée, mettra plusieurs années à retrouver un emploi stable.

Mme Borne, adolescente, devient “pupille de la Nation” — un statut créé après la Première Guerre mondiale au bénéfice d’orphelins de guerre ou de mineurs dont l’un au moins des parents est décédé dans les circonstances exceptionnelles, et qui procure, parmi d’autres formes d’aide, un soutien financier.

Encore lycéenne, elle quitte le foyer familial avec son petit ami, qui deviendra son mari. Ils auront un fils mais divorceront quelque temps après.

La publication dans l’hebdomadaire “Temps Présent” de deux lettres de Joseph Borne, père de la Première ministre.Credit…Dmitry Kostyukov pour The New York Times

Mme Borne fera deux ans de classes préparatoires aux grandes écoles de France, le terreau dont émerge à l’époque une élite masculine. En 1981, elle intègre l’École Polytechnique — la plus prestigieuse des écoles d’ingénieurs, qui offre à ses étudiants un revenu mensuel et une garantie de carrière. Elle est l’une des 22 femmes d’une promotion de 325.

Elle en gardera un sentiment de reconnaissance, enchaînant des postes au gouvernement et dans le secteur public. Par deux fois, elle est la première femme à accéder à son poste — dont à la tête de la RATP, la compagnie des transports parisiens.

Mme Borne estime que ses fonctions professionnelles l’ont protégée du sexisme. Une fois, alors qu’elle travaillait dans une société de construction de logements sociaux, un chef d’entreprise qui passait un entretien de contrat lui affirma qu’il n’embauchait pas les femmes parce qu’elles tombaient enceintes.

“Je pense qu’il y a des femmes qui vivent des choses beaucoup plus difficiles dans leur parcours professionnel que ce que moi j’ai pu vivre, parce que j’étais polytechnicienne, ingénieur des ponts, préfète,” dit-elle. “Du coup, c’est aussi quelque chose où on oublie que vous êtes une femme.”

En 2017, M. Macron offre un poste à Mme Borne dans son gouvernement. Elle y occupera trois ministères successifs au cours du premier quinquennat.

Édith Cresson, la première femme en France à être Première ministre, endura un sexisme virulent lors de son passage à Matignon au début des années 1990. Un homme politique l’avait comparée à la maîtresse du roi Louis XV, et certains parlementaires hélaient les ministres femmes aux cris d’“à poil!”, se rappelle-t-elle dans une interview.

Trente ans après, c’est un sexisme subtil auquel fait face Mme Borne. Au lendemain de sa nomination, les journaux pointent qu’elle sourie rarement, a un appétit d’oiseau et impose un tel rythme de travail à ses collaborateurs qu’ils sont près du “Borne out”.

“Qu’un homme soit autoritaire et dur, on dit ‘C’est un grand chef’,” note Pascale Sourisse, une camarade de promotion de Mme Borne à Polytechnique, qui pilote aujourd’hui le développement international de Thales.

Auschwitz-Birkenau, le camp de travail et de la mort où un million de Juifs furent tués. Le père d’Élisabeth Borne en était un rescapé. Credit…Maciek Nabrdalik pour The New York Times

Ce n’est qu’à l’occasion de son premier discours de cheffe du gouvernement que beaucoup ont découvert l’histoire familiale de Mme Borne. Au détour d’une simple phrase.

“Je ne connaissais pas son histoire. Personne ne la connaissait,” affirme Anne-Marie Idrac, son ancien patron à la SNCF.

Dans les années 2000, la future Première ministre était chargée de stratégie sous Mme Idrac. C’était au moment-même où la compagnie se voyait attaquée en justice pour son rôle dans le transport de Juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale,

“Elle n’en a parlé à aucune de nos réunions à ce sujet,” ajoute Mme Idrac.

Mme Borne s’est engagée à lutter contre l’antisémitisme avec autant de force que ses prédécesseurs à la tête du gouvernement. Lors de sa présentation la semaine dernière d’un projet de loi contre les discriminations, elle n’a pourtant fait aucune mention de l’histoire de sa famille. Il lui semble inapproprié de mêler sa vie privée à la politique, explique-t-elle lors de l’interview.

Mais quand le Jerusalem Post la désigne troisième personnalité juive la plus influente dans le monde, Mme Borne, qui n’est pas pratiquante, se dit à la fois amusée et fière. Elle rechigne encore à parler de son passé — mais elle s’habitue peu à peu à ce que l’on s’y intéresse.

“C’est une histoire tellement exemplaire,” estime l’ancienne ministre de la Défense Florence Parly, qui connaît Mme Borne depuis les années 1990, quand elles étaient collègues de travail. “C’est un témoignage qui peut aussi en inspirer d’autres.”

Une escorte de police accompagne Élisabeth Borne au sortir de Matignon.Credit…Dmitry Kostyukov pour The New York Times
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